Marc Sinclair, déconstruire la masculinité pour assainir les rapports sociaux
15 septembre 2024Avec Suicide d’une masculinité toxique, Marc Sinclair a réalisé un coup d’éclat dès son premier roman. En s’emparant d’un sujet de société de plus en plus prégnant depuis la vague #MeToo, qui a conduit à la prise de conscience d’une nécessité de changement dans les mentalités, l’auteur canadien défriche pour mettre en lumière les comportements masculins archaïques si toxiques. Son livre a eu une telle résonance sur les des deux rives de l’Atlantiques que la maison d’édition Des Auteurs des Livres s’est empressée de le rééditer.
C’est dans l’atmosphère cosy et bleutée de la librairie Gros Calin, non loin du parc Monceau, que nous rencontrons Marc Sinclair, coqueluche littéraire de sa nouvelle maison d’édition, de passage à Paris. Avec ce romancier canadien quinquagénaire, grand, brun et trapu comme un trappeur du grand nord, aussi charmant que captivant, nous discutons sans retenu de son premier ouvrage au rythme de l’ambiance musicale diffusée en ces lieux. Sur les canapés et fauteuils de velours, une petite dizaine de journalistes patientent avant de pouvoir s’entretenir avec celui qui a traversé l’Atlantique pour venir présenter son roman.
Ce n’est pas rien de savoir saisir l’air du temps pour concevoir une histoire qui exalte la masculinité toxique afin de pousser le lecteur à prendre conscience des comportements toxiques qui imprègnent nos sociétés. Hélas, c’est en raison d’un traumatisme d’adolescence que Marc Sinclair a été contraint d’ouvrir les yeux sur ces attitudes, auparavant passées sous silence pour éviter de bouleverser l’ordre établi.
L’auteur s’inspire surtout de son vécu, des individus qui ont croisé sa route et des voyages qui l’ont mené à Miami, Paris ou en Argentine pour développer l’intrigue de son ouvrage. Les notes qu’il a prises lors de ses périples ont notamment permis de façonner le personnage de Daniel en « voyageur observateur qui arrive à formuler une virulente critique sociale sur les lieux dans lesquels il s’installe ».
Le goût de la culture pour forger une personnalité
Daniel, le protagoniste principal du livre, peut en partie se concevoir comme l’alter ego de l’auteur sur certains points. En effet, pour donner vie à cet anti-héros avide de lectures plutôt subversives, Marc Sinclair s’est inspiré de la littérature qui l’a lui-même forgé. « Nelly Arcan est permanente dans le livre, elle est un peu comme l’éminence grise, l’inspiration de Daniel », explique l’auteur. « Cette autrice lui permet de s’appuyer, de prendre pied, de se justifier à travers son comportement mais pas pour les bonnes raisons. Il est toujours en train de se justifier avec, entre les lignes, ses écrits à elle. Il voit peut-être une sorte de similitude de parcours. Elle s’engouffre dans le lascif, le sale, la souillure pour essayer peut-être de renaître de nouveau. »
Comme Daniel, Marc Sinclair a découvert l’autrice en 2001, par hasard, dans une librairie de Montréal et s’éprend instantanément de sa verve. « Tout d’abord j’étais complètement happé par son style, cette sorte d’écriture fleuve qui découle, poursuit-il. C’est une écriture désopilante. J’ai ensuite découvert sa carrière, j’ai lu tous ses livres, suivi ses entrevues. C’était assez tendance à l’époque ce genre d’expression littéraire. »
Sa culture littéraire, le romancier la doit en partie à ses études d’histoire et de sciences politiques qu’il a mené entre la France et le Canada. Il précise néanmoins : « Je me demande parfois quel a été le moment où je me suis aperçu que j’étais vraiment passionné de littérature. Je n’ai pas été formé dans cette discipline. En histoire, on est amené à recouper avec de grands auteurs. Parfois, on tombe sur un auteur et c’est une révélation. On ressent l’envie d’être comme lui. »
Suicide d’une masculinité toxique est émaillé de nombreuses références littéraires, du marquis de Sade – qu’il a toujours considéré comme « un objet de fascination et redécouvert à travers Philippe Sollers » – à Simone de Beauvoir. « Ces auteurs ont consciemment mais aussi inconsciemment nourri ma plume, avoue-t-il avec le sourire. Qu’il s’agisse de Sollers ou Céline, lorsque je suis tombé dans ce genre d’expression ça a déboulé avec Bukowski etc. C’était la première fois que j’étais en contact avec un vrai style, que je découvrais finalement l’essence du style. Je n’avais jamais pris conscience de cela avant. »
La littérature n’est cependant pas son seul fil conducteur, c’est tout une dimension culturelle qui jaillit de son œuvre. Le film Casino de Martin Scorsese l’a particulièrement inspiré pour décrire la vie de Daniel à Miami. « Quand il est sorti, j’étais moi-même à Miami, j’étais dans le même monde, c’était la même atmosphère », confesse Marc Sinclair avant de continuer sur ses goûts musicaux. « J’ai été élevé dans la musique indie rock britannique des années 1980-1990. Je suis aussi rentré dans la période grunge avec Pearl Jam ou Nirvana. J’écoute un peu de techno lounge désormais. J’aime bien David Guetta, c’est très européen, très français. Je parle aussi de Stéphane Pompougnac qui était très populaire ces années-là. Il était DJ à l’hôtel Costes et avait sorti des compilations qui se vendaient aux États-Unis et étaient diffusées à Miami Beach. »
De la théorie à la pratique, le passage de la réalité à la fiction
Les aventures vécues, bonnes ou mauvaises, sont le carburant de l’écrivain. « Miami c’était la quintessence de la masculinité toxique, toute cette vie de déchéance, c’était ça les années 1990. J’ai voulu montrer cela en critiquant le système américain, la manière dont les gens se comportaient et surtout comment ils s’exprimaient à l’époque en parlant des femmes. »
Il ne suffit toutefois pas d’avoir vécu des choses incroyables pour être en capacité d’écrire un tel roman. « Il y a une marge entre l’idée du livre et son aboutissement, souligne Marc Sinclair. Dans mon cas, le processus s’est révélé évolutif comme un “work in progress”. Cela ne s’est pas fait d’un coup à la manière d’On the Road de Jack Kerouac. Mes réflexions se sont accumulées et je me suis dit qu’à un moment donné il faut y aller ! On met sur le papier des idées, une esquisse, puis on greffe les recherches, les recoupes d’auteurs, les citations. C’est comme une construction. »
Pour autant, Sinclair n’a pas de rituels précis pour trouver l’inspiration quand certains développent leur créativité à un certain horaire ou bien la stimule par diverses consommations. Il confie toutefois écrire plutôt le soir et brouille, sur le ton de la blague, la frontière avec son personnage en lâchant : « comme je le dis dans mon livre, le nec plus ultra de la littérature c’est de se prendre un bon Dafalgan-codéine pour la plane et un martini au shaker comme James Bond avant de se lancer dans l’écriture ».
Après avoir retrouvé son sérieux, il reconnaît qu’il est compliqué de trouver le « bon timing » pour écrire et la nécessité d’être dans un état d’esprit particulier. « Quand ça vient, il faut y aller et ne pas louper le coche. » Il avoue également avoir un « petit côté polard » qui lui a permis de développer la dimension haletante pour les besoins de l’intrigue. « Je pense qu’un auteur doit avoir une sorte de grand enchantement du monde qui s’accompagne d’une grande critique sociale aussi. Il faut arriver à être physionomiste, critiquer l’espace-temps, les différents environnements dans lesquels le personnage évolue. J’ai pu m’appuyer là-dessus pour en sortir les plus grands détails. En Argentine, comme je le raconte, j’ai été dans les endroits de province assez reculés. Si on ne l’a pas vécu c’est dur de l’inventer. »
Auparavant, Marc Sinclair officiait dans l’investissement locatif mais se trouve aujourd’hui en « semi-retraite ». Ainsi, en plus d’une opération de communication d’envergure impulsée par l’agence Média Livres qui met en contact l’auteur avec de nombreuses rédactions de presse pour lui assurer une couverture conséquente, il confie qu’il a désormais le loisir de réfléchir à l’écriture d’un nouvel ouvrage. Avant que nous ne libérions ce personnage affable, qui incarne à merveille l’archétype de l’écrivain, pour qu’il puisse s’entretenir avec les autres journalistes présents à cet événement, il conclut : « Mon prochain livre sera peut-être un essai sur le même sujet mais au travers des écrits d’auteurs notoires. Il y a plein de thèmes que j’ai développé mais que je n’ai pas inséré dans Suicide d’une masculinité toxique. Il y a de nombreuses scènes que j’ai coupé au montage si l’on veut. J’ai beaucoup de matière et j’aimerai mettre cela en parallèle de certains auteurs masculinistes connus, réfléchir dessus et développer des idées autour de cela. »
Michel-Angelo FEDIDA