Les Telluriques ou l’éclectisme poétique de William Maurer
21 octobre 2024Professeur agrégé de Lettres Modernes ainsi qu’en Musique, compositeur, claveciniste, comédien et également écrivain, William Maurer aime croiser les approches artistiques par souci d’authenticité et débrider les carcans littéraires. À travers son premier ouvrage, Les Telluriques ou les dialogues du soufre et de l’éther (Le Lys Bleu, 2024), il érige un recueil de poèmes aux thématiques aussi diverses que la vulgarité quotidienne de situations d’une banalité sans fard. Sa plume y alterne entre vers et prose au ton parfois cabossé sinon irrévérencieux. Nous avons contacté l’auteur afin d’en savoir davantage sur son initiative et ses projets futurs.
Débutons par votre parcours littéraire.
J’ai commencé à écrire à l’âge de 12 ans, au collège, lorsque j’ai découvert la littérature. Mon premier texte, d’une page, s’intitulait « science et philosophie ». J’ai d’abord été pris de passion par Molière avec Les fourberies de Scapin. J’ai poursuivi l’écriture jusqu’au lycée, puis je l’ai laissée de côté pendant près de dix ans, à l’âge de 19 ans, avant de reprendre en 2019 avec « Les cochons » qu’on retrouve dans Les Telluriques. Suite à l’obtention de l’agrégation en Lettres modernes, je m’y suis remis. Je rentrais dans la vie active, mon temps se libérait et je rencontrais des situations qui à mon sens méritaient qu’on leur accorde une page ou un chapitre. Je souhaitais les transcrire et comme je suis passionné par les différents styles littéraires, j’ai pensé écrire un livre avec une certaine diversité stylistique.
Comment les différentes traditions poétiques que vous mentionnez dans votre ouvrage ont-elles façonné votre propre approche poétique ?
J’apprécie grandement le syncrétisme des différents styles et traditions. Par une curiosité naturelle, j’aimais me tourner vers des poétiques et des styles qui, a priori, n’étaient pas tellement en adéquation avec ce que je lisais à ce moment-là. J’ai ainsi commencé à développer un certain goût pour les poésies classiques – plutôt XVIème et XVIIème siècle –, puis je me suis tourné vers les poétiques plus modernes et contemporaines. Je cherchais justement à élaborer une poésie qui se distingue des traditions, non pas tant en s’en écartant totalement qu’en mêlant ces différentes approches. Mon ouvrage reflète cette initiative qui vise à essayer d’élaborer un langage poétique qui me soit davantage propre, avec un style particulier et singulier où l’on verrait par exemple des esthétiques proches de Claudel mélangées à celles de Bonnefoy.
Où trouvez-vous l’inspiration ?
Dans les livres principalement et aussi en partie dans les expériences de ma vie personnelle. Je peux prendre des notes par ordinateur ou manuscrites, ou bien faire des recherches si j’estime cela nécessaire avant de me mettre à l’écriture. En ce qui concerne mes habitudes de travail, je reste à mon bureau, je lis et me cultive sur les sujets que j’aborde.
Avez-vous des rituels d’écriture ?
Avant de m’y mettre, je commence toujours par lire soit un extrait rédigé la veille ou bien un livre que je choisis au hasard dans ma bibliothèque. À part cela, je n’ai pas vraiment de rituels si ce n’est que j’aime bien écrire à mon bureau. C’est un espace qui m’est cher puisque j’y ai mon clavier, mes partitions, ma bibliothèque et mon ordinateur. Il s’agit du lieu dédié où je me sens véritablement en lien avec l’écriture.
Dans votre avant-propos vous évoquez un « parti-pris ontologique anti-platonicien ». Pourriez-vous expliquer davantage ce que cela signifie pour vous dans le contexte de votre écriture ?
Je voulais m’éloigner d’une poésie de type platonicienne qui fait la part belle aux idées, qui glorifie un peu l’élévation et aussi une poésie un peu éthérée, une poésie du silence. Il s’agissait donc dans ma poésie de réintroduire un peu l’aspect sensible, le caractère éphémère et périssable des choses et surtout les détails de la vie quotidienne dans tout ce qu’ils peuvent avoir de contradictoire, de pluriel mais aussi de chaotique et d’aléatoire.
Concrètement, qu’est-ce qui différencie vos poèmes en prose de nouvelles ?
L’intrigue a une part très infime, il s’agit plutôt d’anecdotes ou de l’étude de caractères. Ce qui prime aussi dans mes poèmes en prose est, je pense, l’attention accordée davantage à la forme qu’au fond. Par exemple, dans le chapitre intitulé « Tyrannie du désir anomique ou Des achats compulsifs », il s’agit seulement d’un homme qui se rend dans un magasin où tout est à deux euros et qui se demande s’il va acheter cet objet ou non. Donc, en soit, il n’y a pas véritablement d’intrigue et le fond ne dégage aucun intérêt propre. Ce qui m’intéresse dans les poèmes en prose c’est la façon dont la littérature peut s’emparer d’un sujet qui, a priori, n’a pas beaucoup de dignité pour en faire quelque chose d’intéressant sur le plan poétique et qui mène également à la réflexion sur un plan davantage philosophique.
En tant que compositeur et claveciniste, comment la musique influence-t-elle votre écriture et vice versa ?
En ce qui concerne ma façon d’écrire, j’ai tendance à penser que lorsque j’écris j’ai plutôt l’impression de composer pour un instrument polyphonique qu’est la langue française. Je considère les mots comme des notes et la littérature comme une forme de musique. Lorsque j’écris, j’entends surtout des voix, celles des personnages comme les voix des instruments à travers une grande polyphonie. Lors des corrections, l’essentiel consiste à être au plus près possible de l’authenticité de ces voix que j’entends selon les personnages.
Dans le sens inverse, la littérature influe sur mon travail de compositeur dans la mesure où j’ai une approche assez rhétorique de la musique. Pour moi, la musique est un discours : il y a une introduction, un développement et une conclusion. On ne peut pas intervertir les parties et je crois que d’une certaine façon cette part littéraire et rhétorique que je pratique influe éminemment sur l’organisation des différentes parties au sein de ma musique.
Que pensez-vous de la phrase attribuée à Jean Cocteau : « Le virtuose ne sert pas la musique, il s’en sert » ?
J’aurais tendance à être assez d’accord puisque le virtuose se sert en général de la musique comme d’un prétexte pour briller. Je pense véritablement qu’un musicien, tout comme un compositeur ou un claveciniste, doit plutôt être au service de la musique.
À quel lectorat se destine votre ouvrage et quel impact espérez-vous avoir sur les lecteurs ?
Je pense que mon livre se destine plutôt à un lectorat qui est un peu familier avec la littérature, notamment la littérature contemporaine et peut-être aussi curieux de lire des styles différents dans un même ouvrage. Il pourrait également convenir à ceux qui seraient curieux de lire autre chose que ce que l’on peut trouver parfois dans la littérature contemporaine qui est surtout marquée de nos jours parce que j’appelle l’écriture blanche : une écriture peu littéraire où l’oralité et le langage parlé ont une part de plus en plus grandissante. J’ai écrit ce livre, d’une certaine manière, en réponse à cette prégnance de la littérature blanche et de l’oralité dans la littérature contemporaine pour essayer de faire naître une autre voie dans la poésie et tenter de remettre sur la scène certaines richesses de la langue français qui ont tendance à être un peu écartées ou marginalisées. Cela se retrouve notamment dans l’emploi de mots rares ou du subjonctif plus que parfait. Il s’agissait de redonner un peu à la langue française toute sa richesse, toutes ses potentialités à travers l’usage des différents styles qu’elle permet.
Pensez-vous que la poésie a un rôle à jouer dans les questions sociales ou politiques contemporaines ?
Je pense que la poésie peut avoir un rôle à jouer si justement elle est du côté non pas de la transgression mais de la subversion puisque pour moi les deux termes ne sont pas véritablement synonymes. Une poésie qui se caractérise par une grande prégnance de l’oralité, du langage parlé, des tournures qui peuvent être assez âpres et agressives, j’aurais plutôt tendance à la situer du côté de la transgression. Celle qui est plutôt du côté de la subversion aurait peut-être plus de poids dans les questions sociales, sociétales, politiques puisque cela amène à penser les choses autrement et non plus de cette façon un peu manichéenne de l’ordre et du désordre. À mon sens, c’est sur ce plan-là que la poésie peut avoir un rôle à jouer dans l’éveil des consciences.
Vos textes sont parfois assez subversifs, crus, faut-il être dérangeant, irrévérencieux pour élaborer un texte percutant ?
Honnêtement, je ne le pense pas. Je fais quand même une distinction assez nette entre le livre et l’auteur, le littéraire et le biographique, ainsi qu’entre l’auteur et son personnage. Dans ces textes crus et irrévérencieux ce n’est pas tant l’auteur qui parle que l’un de ses personnages – notamment Emmanuelle. Si elle s’exprime de cette façon, c’est parce que lorsque j’ai écrit ces textes, pour moi, Emmanuelle, le personnage tel que je le pensais, ne pouvait s’exprimer autrement. Lorsque j’écris et que j’entends la voix de mes personnages, leur personnalité et leurs pensées sont indissociables de la façon dont ils s’expriment. D’où, peut-être, la diversité et la pluralité des styles qui sont présents dans mon livre.
Ne craignez-vous pas la cancel culture avec cette dimension subversive ?
J’ai certaines craintes à l’égard de la cancel culture puisque pour moi les arts et la culture doivent bénéficier intrinsèquement d’une forme de liberté qui va au-delà de censures esthétique, éthique ou morale. Lorsque j’écris, je n’ai pas souci de la cancel culture ou de la réception morale et des polémiques que cela peut engendrer. J’estime que c’est une des rares prérogatives de l’art que de pouvoir se soustraire à ces préoccupations et ces polémiques.
Quels conseils donneriez-vous à un auteur en herbe ?
Mon premier conseil serait de lire le plus possible et surtout ce que l’on ne lirait pas naturellement. C’est-à-dire, de lire des genres et des livres vers lesquels notre goût ne nous porterait pas a priori. Autant, il est très important de savoir ce que l’on aime en termes d’écriture, ce que l’on veut faire mais il me semble tout aussi important de savoir ce que l’on ne veut pas faire, le type d’écrit avec lequel on n’est pas à l’aise et de pouvoir se positionner dans les champs possibles de la littérature. Lorsqu’on lit un livre, il convient de se dire que « telle phrase ou telle situation me parle, je l’aime beaucoup » mais également « telle autre situation, tel autre style ne me parle pas, je l’aime moins » et de s’interroger sur le pourquoi de ces différences pour essayer de se frayer un chemin pour atteindre son propre style. En ce qui me concerne, je pense aussi que la littérature, tout comme les arts en général, doit se concevoir, certes par inspiration, mais surtout grâce au résultat d’un travail artisanal, un travail d’orfèvre où il s’agit de ciseler chaque texte avec une démarche consciente, patiente, et surtout persévérer pour être au plus près de ce que l’on veut dire et ressentir.
Combien de temps vous a pris l’écriture de cet ouvrage ?
J’ai commencé le premier texte en 2019 et je l’ai terminé début 2024, sachant qu’il y a quand même eu de longues périodes durant lesquelles je n’ai pas écrit. La rédaction de ce livre est assez particulière parce que lorsque je l’ai débuté j’avais l’obsession d’un seul ouvrage. Je pensais notamment aux Caractères de La Bruyère ou aux Essais de Montaigne. Mon but était vraiment d’écrire un seul livre où j’aurais pu tout y mettre. Au départ, mon projet littéraire s’intitulait « L’absent ». Le deuxième livre publié, Le monde de Gigi, était une histoire qui y était intégrée. Puis, je me suis rendu compte que ce n’était pas pertinent parce que je serais arrivé avec un livre beaucoup trop volumineux et le fait qu’il y ait autant d’histoires, autant de formes différentes, desservait le propos. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de sortir plusieurs livres. Cela a été un travail assez long qui a requis de nombreuses reprises et corrections puisqu’initialement seuls les poèmes en vers devaient y figurer. Puis, j’ai inclus les poèmes en prose, certains textes ont été retirés, d’autres ajoutés. C’était plus un travail de composition et de recomposition avec des couches successives plutôt qu’un travail d’écriture et de réécriture.
Quels sont vos prochains projets littéraires et artistiques ?
Pour le moment j’ai sorti trois livres : Les Telluriques, Le monde de Gigi et son adaptation théâtrale. Il y a parmi mes projets littéraires Le monde de Gigi 2, la suite du conte, quelques romans et pièces de théâtres – comédie, tragédie et drame. En termes de poésie, je prévois un nouveau recueil, très différent des Telluriques où, là, il s’agira véritablement d’aller dans le paroxysme de l’ésotérique et de la voie un peu tracée par Mallarmé et les poètes du XXème siècle. Dans ce projet il s’agit d’écrire tout en s’interdisant des expressions qui seraient un peu trop simples, téléphonées. Je souhaite essayer d’éviter certains automatismes d’écriture afin d’expérimenter une poésie plus fraîche et nouvelle que ce que les traditions ont pu nous léguer. Au sein de mes projets littéraires, il s’agit toujours d’une question d’expérimentation et de défi.
Hormis ces projets littéraires, pour les Telluriques, avec une amie comédienne, Laëtitia Boyault, nous avons extrait quelques chapitres, notamment les poèmes en prose afin de les interpréter en chanson. Avec cette matière nous avons conçu un spectacle intitulé « Zone de turbulences pour voix et clavecin ». Je suis au clavecin, Laëtitia Boyault au chant dans ce duo. Actuellement, nous recherchons des dates et des salles de spectacles pour nous produire. Il s’agit de chansons originales créées à partir des textes des Telluriques, qui conservent globalement et généralement le style du texte, le caractère assez épicé, satirique et irrévérencieux qui marque le recueil.
Michel-Angelo FÉDIDA