Caroline Chaverot, un sombre souvenir de l’héritage franquiste ravivé dans Racine Cachée
24 septembre 2024Pour son premier roman, Caroline Chaverot imagine une histoire familiale singulière sur un arrière-plan historique jusqu’à présent lacunaire dans le champ littéraire. En effet, l’histoire des nouveau-nés volés en Espagne demeure peu documentée, certainement en raison de la difficulté à assumer un passé peu reluisant dans ce pays qui a connu des décennies de dictature sous Franco. Rencontre avec l’autrice.
Membre de l’équipe suisse de slalom en canoë dans les années 1990, puis championne mondiale de trail vingt ans plus tard, l’enseignante en histoire et géographie Caroline Chaverot s’oriente désormais vers une carrière de romancière. Dans Racine Cachée (Des auteurs des livres, 2023), son premier ouvrage édité, cette ancienne sportive professionnelle conte l’histoire de Sara Humphrey, jeune Américaine dont la vie bascule lorsqu’elle se découvre une jumelle ibérique. Elle s’attache dès lors, soutenue par sa meilleure amie Charlène, à partir dans une quête andalouse à la recherche de sa famille biologique dont elle a été arrachée à la naissance.
Pourriez-vous brièvement présenter votre parcours et ce qui vous a mené à l’écriture ?
Dans ma jeunesse, je rêvais de devenir écrivaine. J’écrivais beaucoup d’histoires pour enfants. Quand je suis devenue adolescente, puis adulte, ce projet persistait mais je ne trouvais pas d’inspiration. Je manquais peut-être un peu de maturité. Je commençais plein de romans que je ne terminais jamais.
Je me suis ensuite tournée vers le sport. J’en ai pratiqué différents et notamment l’ultra-trail. Ça m’absorbait énormément. Je suis aussi devenue maman et j’ai relégué ce projet d’écriture un petit peu aux oubliettes. Lorsque ma carrière sportive s’est arrêtée, j’ai de nouveau eu envie de me consacrer à l’écriture. J’ai écrit un premier roman historique, destiné plutôt aux adolescents, qui se passait au Moyen Âge. Mener ce projet à son terme m’a beaucoup plu mais je ne l’ai jamais envoyé à des maisons d’édition car je me disais que ce n’était peut-être pas assez abouti.
J’ai ensuite écrit plusieurs autres romans que je n’ai pas non plus proposé aux éditeurs. Puis, enfin, Racine Cachée, pour lequel j’ai cette fois tenté l’expérience de le faire publier.
Pouvez-vous résumer brièvement votre livre pour nos lecteurs ?
L’histoire est tirée d’événements réels. En Espagne, à partir de la fin de la guerre civile jusqu’à la fin des années quatre-vingt, un trafic de nouveau-nés était organisé. Au début, les bébés étaient arrachés aux mères républicaines pour les confier à des familles catholiques avec l’objectif de les élever dans le droit chemin. Ensuite, ça a été au tour des filles-mères et toutes les femmes qui sortaient un peu du rang. Petit à petit, ça s’est mué en une affaire lucrative. Il y a beaucoup de familles, même des couples mariés qui avaient déjà des enfants, qui se sont fait subtiliser leur nouveau-né lorsque les femmes accouchaient à la maternité ou dans des établissements tenus par l’Église. C’est devenu un trafic quasi mafieux avec, selon les affaires judiciaires, une complicité, au moins tacite, au sein de l’État. Cette histoire m’a interpellée et j’ai voulu l’adapter dans un roman parce que je n’avais pas les outils pour mener un véritable travail de recherche.
J’ai ainsi eu l’idée d’imaginer deux jumelles qui se rencontrent par hasard. L’une est américaine et l’autre espagnole. Elles vont très vite comprendre, parce qu’elles se ressemblent trait pour trait, qu’il ne s’agit pas seulement du fruit du hasard. Cela va les amener à interroger leurs liens familiaux. De fil en aiguille, l’Américaine veut se rendre en Espagne pour trouver sa mère biologique et faire la lumière sur cette affaire. L’Espagnole, qui vient d’une famille qui a été confrontée à l’infertilité, est fille unique. Elle est très attachée à ses parents et ne veut pas tout remettre en question. Finalement, elle se satisfait assez bien de garder le mystère sur sa naissance.
Cela me donnait aussi l’occasion d’interroger les liens familiaux et le rapport à l’identité de chacun des deux personnages. Mon Américaine va aller en Andalousie parce qu’elle a de bonnes raisons de penser que ses vrais parents proviennent de cette région. Elle va se lier d’amitié avec un collectif qui regroupe d’autres personnes qui, elles aussi, ont été confrontées à la même problématique et, petit à petit, elle va comprendre qui est sa mère biologique.
L’histoire semble vous passionner. Racine Cachée peut-il se ranger dans la catégorie des romans historiques ou bien la fiction est-elle trop présente pour cela ?
Oui et non parce que, pour ce premier roman édité, j’avais envie de concevoir une histoire qui se déroule à peu près à notre époque. Je n’ai pas choisi de me placer dans le contexte des années 1930 mais dans celui des années 2000, ponctué néanmoins de références historiques. Il y a quelques flash-backs mais l’histoire se déroule à une époque très récente.
Comment avez-vous découvert ce sujet peu connu du grand public ?
J’ai toujours été intéressée par la guerre civile espagnole et aussi par les problématiques de la mémoire en Espagne. Je suis enseignante en histoire et géographie, j’ai plusieurs collègues espagnols avec qui j’ai régulièrement l’occasion d’en discuter. C’est un pays où il y a encore, je dirais, un problème actuel dans la confrontation avec ce passé. Il y a toute la droite espagnole qui n’a pas très envie de remettre en question l’héritage de Franco.
Je suis tombée un peu par hasard sur un article qui évoquait les enfants volés et je me suis dit que c’était incroyable. Je suis allée en Argentine quand j’étais jeune et je suis tombée, à 14 ans, sur les mères de la place de Mai, à Buenos Aires, qui défilaient pour essayer d’attirer l’attention sur les enfants volés de leur pays. En Argentine, le sujet est connu. J’ai lu une dizaine de livres là-dessus.
Je me suis mis à faire des recherches sur les enfants volés en Espagne et me suis aperçu qu’il n’y a quasiment pas de livres sur le sujet. En langue française, il n’y a que Les enfants perdus du franquisme (Aden, 2012), qui parle uniquement de la période franquiste. Il semblerait qu’aucun livre n’ait été écrit par des historiens sur la continuation de ce trafic après la mort de Franco. J’ai regardé en espagnol, il n’y a également que très peu d’ouvrages édités sur le sujet. Je trouve cela incroyable qu’on en parle aussi peu alors que ça a touché un beaucoup plus grand nombre d’enfants qu’en Argentine.
Selon vous, pourquoi le sujet est-il si peu traité ?
Je pense qu’il y a un manque de volonté politique. J’en ai beaucoup discuté avec mes collègues qui sont très au fait de la politique espagnole. Il y a aussi sans doute, à mon avis et selon mes recherches, un manque d’archives. Je pense qu’il y en a un certain nombre qui ont été détruites ou, en tout cas, qui demeurent introuvables. Ainsi, les historiens qui travaillent sur le sujet se heurtent à l’absence de sources.
À un moment, il y avait l’association Añadir dont je parle dans mon livre. Dans les années 2010, elle était très active dans sa démarche qui visait à retrouver les parents biologiques d’enfants adoptés dans ce contexte. J’ai vu que finalement cette association a complètement périclité. Le site web n’est plus à jour. Je leur ai écrit plusieurs fois mais on ne m’a jamais répondu. J’ai l’impression qu’elle s’est essoufflée parce que les fondateurs de l’association et beaucoup d’autres n’ont jamais retrouvé leurs parents.
Leur démarche est semée d’embûches parce qu’il n’y a pas eu de remise en question nationale de cette politique et je pense qu’il aurait fallu une plus forte volonté de la part de la gauche. Quand c’était le gouvernement Zapatero, certaines actions ont été entreprises comme par exemple des fouilles dans les fosses communes pour retrouver des fusillés par les franquistes mais ça s’est ensuite arrêté. Aujourd’hui, le sujet semble plutôt enterré.
Comment avez-vous procédé pour l’écriture de ce livre, autant en termes de rituels d’écriture que de recherches ?
J’ai d’abord mené toutes les recherches que je pouvais en français et espagnol. J’ai ensuite élaboré un plan mais je n’arrivais pas à l’esquisser de manière minutieusement détaillée. J’avais les lignes directrices et je me suis ensuite laissé une certaine liberté. Des personnages apparaissent alors que je ne les avais pas forcément anticipés au départ.
En ce qui concerne les rituels d’écriture, comme je travaille, j’ai une famille et je fais du sport, j’utilise chaque moment de libre pour écrire. J’écris beaucoup le soir et j’ai réussi quand même à rédiger entre une à deux heures par jour. J’arrivais à me fixer une discipline pour cela, notamment le week-end. J’ai quand même consacré beaucoup de temps à ce livre. Quand j’arrive à la fin d’un chapitre, je le relis à chaque fois avant de commencer le suivant. Certains auteurs écrivent tout le livre d’un coup avant de le relire. Le mien, je l’ai relu, relu et relu. Je l’ai coupé aussi parce qu’au départ il était plus long. J’ai sabré dans le vif pour essayer d’enlever toutes les lourdeurs du départ afin de rendre l’intrigue plus fluide.
J’ai également réalisé de nombreuses recherches sur internet, comme pour les tests ADN. On trouve beaucoup de choses sur ce qui existe maintenant mais moins sur les pratiques d’il y a dix ans. Je suis allée sur le site de MyHeritage, que je cite dans mon roman, et je leur ai même écrit un mail pour être certaine de ne pas raconter de bêtises.
En ce qui concerne les descriptions des paysages, je suis allée plusieurs fois en Andalousie, c’était donc plus facile de décrire ce que j’y ai observé. Lorsque je voyage, je m’intéresse aussi au regard porté sur la culture que je découvre. Je trouvais intéressant d’imaginer une Américaine qui va en Espagne et qui en découvre le mode de vie et les paysages.
Vous abordez rapidement l’endométriose. En quoi était-ce important pour vous d’énoncer ce sujet qui est uniquement médiatisé depuis peu ?
Aujourd’hui j’ai trois enfants mais j’ai moi-même été confrontée à l’infertilité. C’était pour moi très douloureux à l’époque et j’avais envie de parler des souffrances éprouvées quand tout le monde autour de soi commence à avoir des enfants. Je n’avais pas non plus envie de faire une histoire complètement manichéenne. Quand on propose à cette femme confrontée à l’infertilité un bébé quasiment sur un plateau, elle oublie tous les scrupules, elle y va. Elle se doute que le processus n’est pas forcément très clair mais ça fait trop longtemps qu’elle attend et elle estime qu’elle aussi a le droit d’avoir son enfant. Je voulais notamment un peu questionner les problématiques liées à cela. Rosalía oublie toute considération morale dans cette démarche.
Votre pratique sportive se reflète-t-elle dans votre ouvrage ou votre processus d’écriture ?
Peut-être dans le processus d’écriture. Cela fait partie de mon caractère, lorsque je poursuis un objectif, je ne le lâche pas. Beaucoup me demandent comment je trouve le temps d’écrire avec un travail à plein temps et trois enfants mais je m’impose une certaine discipline. Dans mon livre j’ai voulu prendre un personnage qui n’est pas du tout sportif, avec une personnalité différente de la mienne. La fiction sert aussi à se glisser dans la peau de quelqu’un d’autre.
On peut néanmoins comparer mon processus d’écriture à une routine sportive. Le sportif considère son entraînement comme une priorité. Beaucoup de gens estiment qu’ils n’ont pas le temps de faire du sport mais c’est qu’ils ne le prennent pas. Je réfléchis à comment je vais glisser mon entraînement dans ma journée. Il ne s’agit pas de : « je vais le faire, si j’ai du temps », mais : « je vais le faire ». Pour l’écriture c’est la même chose, chaque jour je m’arrange pour y consacrer du temps. Il y a vraiment cette idée d’écrire tous les jours. S’il y a un jour où je n’ai pas eu le temps, ça me contrarie.
Il faut avoir une certaine rigueur si on veut arriver au bout d’un projet. Peut-être aussi savoir développer un regard critique sur soi-même. C’est assez difficile. Il ne faut pas être complaisant mais se remettre en question, sabrer un passage s’il est mauvais même s’il a nécessité trois jours d’écriture. Ce n’est pas forcément évident. Je le remarque d’autant plus maintenant parce que dans le cadre de mon métier j’ai encadré des jeunes qui font un travail de fin d’études et certains choisissent l’écriture. Je vois alors que les jeunes n’ont pas toujours la capacité d’avoir ce regard critique sur leur production mais je pense que c’est indispensable.
Quelle est la part autobiographique dans votre ouvrage ?
Je dirais peut-être le rapport à la famille, y trouver sa place. Sara est l’aînée de trois enfants, pour ma part, je suis la cadette. On voit qu’elle est dans une famille avec des injonctions de réussite assez fortes. Trouver sa place dans ce contexte, c’est peut-être à ce niveau-là qu’il y a une part autobiographique. Pour l’infertilité aussi, ce sont des sujets qui m’ont tenu à cœur et j’avais envie d’en parler dans mon livre.
Avez-vous d’autres projets d’écriture ?
Oui, je suis en cours d’un gros projet qui avance bien. J’écris un roman qui sera, pour le coup, complètement historique. Il se déroule en Grèce entre 1930 et 1945. J’avais envie de raconter cette histoire parce qu’il s’y est passé des choses incroyables à cette époque, notamment une terrible famine qui a décimé plus de 10% de la population d’Athènes. Le sujet est pourtant très peu abordé et il mérite un éclairage. Ce roman sera beaucoup plus long que Racine Cachée mais dans l’idéal j’aimerai l’avoir achevé pour l’été.
Michel-Angelo